top of page

L’ÉLOQUENCE DU MATÉRIAU
MARION DELAGE DE LUGET

Longtemps, la sculpture a été pensée et pratiquée comme une conquête expressive, une affaire d’affirmation contre la matière. Faire œuvre, c’était subordonner l’inanimé par une série de gestes destructeurs – soustraction, découpe, déchirure, perforation, trituration – dont pourtant surgissait la pièce. Samuel Aligand va scrupuleusement à rebours, et au lieu de prendre l’ascendant sur les caractères distinctifs de son médium il les exacerbe, laissant au matériau l’opportunité de sécréter sa forme.


Il a choisi les polymères, principalement des colles thermofusibles dont il sollicite, pièce après pièce, les multiples propriétés mécaniques, physiques et chimiques. Le travail s’opère souvent au départ par caléfaction : c’est la chaleur d’un réchaud, le souffle cuisant d’un sèche-cheveux qui modèle le plastique, le fait fondre, cloquer, boursoufler, le tord, l’incurve… Lorsqu’il est liquéfié, le matériau fait encore l’objet d’une série de processus expérimentaux qui le propulse vers ses limites. Tirant parti de sa ductilité Samuel Aligand le coule ou le souffle. Il le secoue aussi jusqu’à ce qu’il fige – procédé qui relève d’un manque patent de mainmise et remet volontairement la part du façonnage au hasard. Au travers de toute une série de transmutations ce matériau trivial, voire décrié, se voit ainsi donner une réalité toujours différente, et chaque fois tributaire de ses qualités inhérentes.


Le Grand fond perdu a lui été solidifié par choc thermique, précipité dans l’eau froide. La soudaineté de la concrétion a figé le matériau en pleine transformation, pétrifiant les barbillons effilochés, les ondulations, les replis et crevées imprimées par l’immersion. Ce répertoire de formes in progress acte un arrêt brutal sur le cours que prenait la pièce, soulignant l’instabilité constitutive de la matière. Outre cette consistance,, cette mollesse visuelle, c’est également une question d’assiette : bien qu’autoportantes, les sculptures de Samuel Aligand peinent toujours quelque peu à garder l’équilibre. Et ce même lorsqu’elles intègrent leur propre dispositif de monstration – comme cette Tige gracile, silhouette longiligne hésitante posée à champ contre le mur qui semble prête à choir au moindre souffle, eut égard aux déformations dont elle est affectée. Montés sur socle, les Etoilements rejouent cette même ambivalence, leurs rubans avachis, dégoulinants contre ce piédestal érigé, immaculé, à la géométrie pure.


La sculpture de Samuel Aligand joue des dualités. A l’instar du Grand fond perdu lequel, malgré des accords de couleurs hyperglycémiques et une irridescence toute artificielle, évoque le végétal – lichens, ou plutôt coraux ou algues si l’on s’accorde au titre. Ce renvoi paradoxal à un référent naturel – omniprésent dans cet Œuvre – est encore ici accusé par l’ajout d’une bande son, nappes de synthétiseurs retraçant l’atmosphère lente et calfeutrée des abysses. Certains passages percussifs imagent de l’eau s’égouttant, rappel aussi du processus de cette pièce qui s’informe grâce à la rencontre de deux liquides. Dans ce Grand fond perdu, son et plastique se répondent en une série de rimes visuelles. Les filaments étirés à la périphérie de la masse rappellent ces crépitements ténus qui s’égrènent par moments, chaque micro événement venant troubler les nappes répétitives appelant d’ailleurs à accorder une attention accrue à la somme de détails infinitésimaux, à toutes les aspérités de ce ruban emberlificoté. Les silences portent l’accent sur les vides constitutifs de la ronde-bosse. Et la forme concentrique de la pièce elle-même, cette composition spiralaire rejoue le principe de propagation de l’onde sonore. Par cet ajout de son se propageant dans le lieu d’exposition, Samuel Aligand donne encore du volume à la sculpture qui s’expand, envahissant l’espace alentour et se réactive aussi, inexhaustible, dans la temporalité sans fin de la boucle sonore.

FONDS PERDUS

ANNE-MARIE MORICE

Les sculptures de Samuel Aligand tiennent toutes seules, sans besoin d’un support, si elles

ne trouvent pas leur assise elles peuvent aussi s’accrocher au mur mais elles ne sont pas des

objets à poser sur une commode pour embellir une demeure. Etranges formes que ces Fonds

perdus qui ne ressemblent à rien de construit. Déchets ou embryons de matières, concrétions

en voie de consolidation ou de dégradation, représentations de glitchs en trois dimensions

? Leurs surfaces nacrées aux dégradés de couleurs irisées jouxtent des parties râpeuses, ta-

chetées par des grains de concentré de peinture. Selon leur niveau de figuration, ces micro-

univers abstraits peuvent représenter bien des choses existant dans le monde connu : des

fonds sous marins poreux, des tissus muqueux, des rebuts…


Ces textures mi-lisses, mi-rugueuses on en connaît pourtant la sensation tactile en y posant

seulement les yeux. On devine le matériau mais on peine à lui donner un nom. SamuelA-

ligand s’en explique avec simplicité et poésie. Sa démarche initiale peut se rattacher aux prin-

cipes du mouvement Anti-form pour lequel la forme dérive du matériau mais il ne montre

pas le process de travail. Son atelier d’artiste ressemble à la paillasse d’un chercheur en chi-

mie. La base est une matière qu’on utilise pour le moulage, un polymère qu’il plonge dans

une casserole remplie d’eau, et qui provoque des mini-explosions, répliques en infiniment

petit de celle qui eut lieu dans le désert du Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945. Puis il charge

la masse en pigments, les couleurs petit à petit se mélangent. Continuant ses manipulations,

Samuel Aligand passe son objet de multiples fois dans l’eau, jusqu’à l’ébullition et la con-

gélation. Cette suite de manipulations fait passer la matière d’agglomérations en éruptions,

la soumettant à des variations qui concourent à ses transformations : création d’érosions,

jeux de pesanteur, de chaud froid, de craquelure. Il s’agit aussi de trouver le bon moment

pour transformer le plan en volume puis de figer la chose. Fixation qui n’est que provisoire, la

transformation n’étant jamais définitive, puisque les oeuvres continuent à « travailler » dans

le temps réservant des surprises à leur « géniteur ».

Ici le formalisme s’auto-construit en connivence avec le matériau et sa nature. Une forte dose

de hasard dirige la mise en œuvre et réserve des surprises car il n’est pas possible de con-

trôler la façon dont le matériau se fige ni de déterminer le moment. Samuel Aligand part

sans référent et place l’observation non pas avant la mise en œuvre mais pendant et après.

Il passe de l’intention à la substance qui se dégage de ces expériences et qui peut conduire

vers des formes sérielles. Il ne crée pas de mythologie mais se laisse conduire par des « pistes 

de lecture ».

Ainsi ces Fonds perdus sont polysémiques dès l’origine. Au sens littéral, le titre évoque les

marges de sécurité, les débords d’images qui ne sont pas utilisées dans les mises en page et

qu’on ne verra jamais. On pense également aux fonds de sauce qui tapissent la casserole du

cuisinier, aux fonds marins, aussi bien qu’à un fond, un sens, forcément perdu.

La série des Fonds perdus se présente comme une oeuvre transformative, organique, mais

aussi ordonnée et régie par des lois. Ces sculptures artificielles sont néanmoins situées dans

le domaine de la nature si on prend en compte leur mise en relief de l’infiniment petit, du

moment moléculaire.

de lecture ».

EXPLOSANTE FIXE

QUELQUES RÉFLEXIONS À PROPOS

DU TRAVAIL DE SAMUEL ALIGAND

ALEXANDRE MARE

1. Tout chauffe, mais rien ne brûle

Samuel Aligand fait de la cuisine. Il chauffe. Il cuit (on notera d’ailleurs que l’une de ses

œuvres récentes s’intitule Cuits). Il mélange. Pour travailler, ce sont poêles, réchauds, cas-

seroles. Chauffer l’eau, faire mijoter des ingrédients aux propriétés étranges, être attentif à

l’intensité du feu. Samuel Aligand est un plasticien généreux, un bouilleur de cru, qui donne 

ses recettes.

« D’abord, je fixe au sol une plaque de PVC blanc.

Je prépare une couleur dans un pot en verre en dosant précisément la quantité de peinture

additionnée d’une dose de vernis, en égales proportions.

Je dilue le mélange ainsi obtenu d’une grande quantité d’eau.

Ensuite, je filtre la couleur à l’aide d’une passoire pour obtenir un jus coloré sans dépôt.

Je verse la couleur de manière homogène sur l’ensemble du support.

J’attends que la peinture sèche.

Puis je nettoie les traces colorées déposées au dos du support.

Je regarde les résultats obtenus.

Je détermine la forme à garder en la découpant.

Ensuite, je procède au thermoformage de la forme par l’arrière. »

Tristan Tzara avait lui aussi une recette à proposer - l’histoire des recettes est une vieille his-

toire.

« Pour faire un poème dadaïste :

Prenez un journal.

Prenez des ciseaux.

Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre

poème.

Découpez l’article.

Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un

sac.

Agitez doucement.

Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre.

Copiez-les consciencieusement dans l’ordre où elles ont quitté le sac.

Le poème vous ressemblera.

Et vous voilà un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incom-

prise du vulgaire. »

Mais ce sont des histoires de recettes faussement révélées : si nous les réalisions, le résul-

tat serait à coup sûr décevant. C’est qu’il manquera ce hasard maîtrisé qui est la marque du

savoir-faire. Lorsque la bonne alchimie se révèle - ce qu’aucun écrit ne peut expliquer -, ce

moment où il faut retirer du feu. Samuel Aligand, avec tout le sérieux qui sied à ce type de

déclaration, le dit à sa manière : « Tout chauffe, mais rien ne brûle ».

2. White spirit

2007. De grands panneaux de plastique blanc légèrement brillants, sur lesquels, avec des

feutres Samuel Aligand a opéré une accumulation de couleurs (vives, pâles, visibles, moins

visibles, diluées ou moins diluées à l’aide de white spirit ou d’un dissolvant quelconque) qui

donne l’impression d’une profondeur, crée un paysage. Ces grandes peintures semblent cap-

ter un moment, comme si une solution avait été figée, comme un précipité chimique. Comme

si avait été fixé un processus, saisissant ce moment où il se passe quelque chose - à moins qu’il

ne se soit déjà passé quelque chose. Ce moment qui vient à la conscience où, spectateur pas-

sif d’un monde en devenir, de ses bouleversements, l’on se trouvait à la jonction entre ce qui

s’écroule et les prémisses d’un ordre nouveau.

Ces Dilutions portent bien leur nom. « Je détruis beaucoup », dit Samuel Aligand. Et, effec-

tivement la série des Dilutions a disparu. Ce n’est pas grave : le rapport aux couleurs, à la

surface, aux surgissements, s’est diffusé. Comme si les anciennes peintures s’étaient diluées

dans l’ensemble des œuvres apparues par la suite. C’est l’effet white spirit - celui qui diffuse la

peinture et les idées.

De grands panneaux en PVC, mats, sont préalablement colorés, puis déformés par la ten-

sion et la chaleur. X-Ray, Dépli, Détours, d’autres encore. Réalisés depuis 2009, ces œuvres

offrent au spectateur une vision étrange d’une surface que l’on comprend avoir été plane.

En somme, ce sont des peintures mises en volume. Les ombres dues au travail de la forme,

l’intensité lumineuse de la couleur (c’est en général une seule teinte, plus ou moins dense,

répartie sur la surface de manière plus ou moins homogène) donnent là aussi l’illusion d’une

profondeur accentuée par les accidents formels qu’a subis la surface.

Et là aussi, ce sentiment de saisissement, où le geste s’est suspendu à un seul point de ten-

sion. Accrochées aux murs, les grandes formes arrêtées dans un mouvement de déploiement

- ou de repli -ressembleraient à quelques fleurs géantes venues de contrées inconnues, dont

les couleurs seraient tout aussi attirantes que repoussantes. Bref, un moment en suspension,

comme ce qui semble relier l’ensemble de ces œuvres : l’exact point de rencontre entre la

peinture et la sculpture.

3. Un au-delà, possiblement

Longues et fibreuses, torves et brillantes, les sculptures de Samuel Aligand semblent relever

de l’organique. Foie, intestins, tripes et vaisseaux : c’est l’aventure intérieure.

Pourtant, les couleurs vives - orange, verts, bleus, rouges - n’appartiennent pas à ce que l’on

imagine des formes identifiées. En effet, rien d’organique a priori dans ces couleurs-ci.

Mais dès lors, que croire ? La couleur ou la forme, à quoi se fier ? Fausse question bien sûr, c’est

l’association des deux qui nous intéresse : elle met l’artifice à distance de l’ordre naturel. Un

peu comme l’étonnement qui nous prend à quelque rencontre avec les créatures des abysses

ou des cavernes ramenées à la lumière du jour, animaux aux formes étranges et aux couleurs

inconnues. Sur les murs qui accueillent les œuvres de Samuel Aligand, ce sont des rencontres

presque identiques. Ainsi, Irma, Sablonneux ou autres Etoilements mettent en péril l’ordre

naturel des choses, comme les méduses peintes du naturaliste havrais Charles-Alexandre

Lesueur mettaient en péril le classement de ce que l’on pouvait connaître et appréhender - il

n’y a qu’à voir Benthocodon, méduse soluble des abysses.

Samuel Aligand se joue de l’artefact, et avec ces formes organiques et ces couleurs synthé-

tiques, sa sculpture appartient à l’ordre du surnaturel : elle est un au-delà du naturel. Mais

en cherchant à le distancer, elle s’en rapproche néanmoins. Comme quelque Benthocodon

semble tout droit droit sortie d’une imagination fertile.

Ces jeux d’artefacts, de faux naturels exagérément synthétiques savamment accrochés sur

les murs ne sont pas sans évoquer une exposition artificialia, ces objets fabriqués dont cer-

tains s’ingénient à imiter la nature - faux animaux et faux insectes, plantes légendaires fabri-

quées grâce à quelques artifices. L’on rencontrait ces artificialia, côte à côte, avec les naturalia

(les objets trouvés dans la nature) dans les cabinets de curiosités, qui deviendront l’archétype

de nos musées actuels. Artificialia est un terme qui va parfaitement aux pièces de Samuel

Aligand, car il annonce le trouble entre ce désir de rendre naturel l’artifice et le désir de rendre

le naturel tout aussi artificiel. Bref, de trouver un juste milieu entre deux mondes. Le point du

trouble. Un au-delà, possiblement.


4. L’échelle du pli

Ce sont des pièces, récentes, de taille modeste. Comme des citations que l’on aurait, disper-

sées sur un mur, à distance plus ou moins égale les unes des autres. Cela pourrait être juste

une forme pliée et tordue sur elle-même, comme un linge essoré - le bruit du linge que l’on

essore de ses mains produit un familier bruit organique. Cela pourrait tout aussi bien être

le souvenir du drap d’une nuit. Cela n’a évidemment pas beaucoup de sens de tenter de

donner une destination précise à ces Secoués. C’est cependant la marque d’une vive ten-

sion. Et lorsque l’on évoque un tissu en proie aux plis dans l’histoire de la sculpture (c’est ce

qui s’appelle donc une citation), l’on ne peut que penser à la robe de Sainte-Thérèse d’Avila

par Le Bernin. C’est simple, ici, la tension érotique habille la sculpture et est évoquée par les

méandres de plis que fait la robe de la sainte lorsque celle-ci s’abandonne tout entière au

plaisir.

C’est une question de juste échelle. Les sculptures de Samuel Aligand oscillent entre de pe-

tites pièces et de plus grandes. Elles ont une taille en adéquation avec leur processus de fabri-

cation et sont, en ce sens, des cas limites : en fonction de leur taille, les réalisées se révèlent

non pas impossibles, mais bien plus contraignantes. Dès lors, ce ne sont pas les impératifs de

ce qu’elles ont à nous raconter qui déterminent leur grandeur, mais leur fabrication qui doit,

de fait, se plier aux volontés du dire. C’est l’extrême de la mise en œuvre : le point délicat où

l’impératif matériel de l’œuvre se met en danger. Un peu moins, un peu plus de plis, et l’œuvre

n’existerait pas, semblerait ratée. C’est l’équilibre très instable du baroque. Et c’est de cette

instabilité que naît l’érotisme du pli.

5. vers l’extérieur

Dans une série plus ancienne, Explosions, des miettes de décalcomanies sont réparties sur

une feuille blanche carrée. Le titre nous l’indique : les décalcomanies, jadis une image compo-

sée, se trouvent éclatées sur la surface de la feuille. L’image saisie dans ces décalcomanies est

donc le moment où, déjà explosée, la composition s’éclate et s’éparpille pour disparaître. Or,

à regarder les œuvres de Samuel Aligand vient l’idée qu’une grande partie de ses sculptures

opèrent cette même impulsion. Fonds, Dispersions, Impacts, Emprises, Pourtant, ce mouve-

ment reste fixe. Comme happé dans son déploiement mécanique. C’est ce saisissement qui

semble caractériser son travail, pareille à une énergie figée dans le matériau. Alors voilà, peut-

être que le travail de Samuel Aligand est celui-ci : la sculpture comme explosante fixe.

LES POSSIBILITÉS OPÉRATOIRES DE LA FORME
MARION DELAGE DE LUGET

Samuel Aligand fait œuvre comme on conduit une expérience. À l’atelier, il soumet les maté-

riaux à l’étude, engageant une kyrielle de procédures techniques qui ne dépareilleraient pas

dans d’autres laboratoires : les colles amenées au point de fusion sont agglomérées en masse

par un mouvement centrifuge ou solidifiées par choc thermique, les panneaux de PVC soumis

à un souffle d’air chaud jusqu’à être malléables. Chaque tentative est l’occasion de pousser

la matière dans ses retranchements, jusqu’à en obtenir certaines propriétés extrêmes. Voire

inopinées, car c’est bien cela qui guide ces dispositifs de recherche, l’expérimentation. Moins

la visée d’un résultat que la valeur d’une prospection. Ce questionnement continuel qui se

produit, en acte, constitue véritablement la pierre angulaire de son travail. 


Les œuvres en portent bien sûr les traces. Lorsque Samuel Aligand assène au matériau toutes

sortes de transformations c’est toujours par tâtonnements empiriques, à coups d’essais

renouvelés ; l’important étant que, dans ce processus, jamais le schéma d’action qui guide

l’expérience n’est suffisamment organisé pour faire parfaitement système. Ainsi la même pro-

cédure, réitérée, n’engage aucun formatage. Preuve avec la série-mère des Fonds : de grandes

quantités de polymère porté à l’état liquide (pâteux) et chargée en pigment se trouvent préci-

pitées dans l’eau froide, formant à son contact des concrétions aussitôt congelées. Ici, la mise

en œuvre se résume peu ou prou au déclenchement de la réaction entraînant la solidification

du matériau. Avec toute l’indécision, l’incertitude que le processus choisi implique - même si,

à force de répétition, une certaine habitude s’acquière, il est de fait impossible de contrôler

la manière dont le polymère se fige. Le résultat présente tantôt de minces filaments flot-

tants, des coulures plus épaisses aux lignes souples comme des drapés, tantôt des masses

spongieuses évoquant les boursouflures d’une mousse expansive ou l’aspect d’une roche

volcanique poreuse. En optant pour cette relative absence de maîtrise dans la production de

la forme, Samuel Aligand refuse un certain automatisme : celui qui consiste à toujours hiérar-

chiser, en départageant ce qui pourrait être considéré comme bien ou mal fait.

Les expériences qu’il mène n’entérinent aucun savoir-faire. Façon de ne pas céder à cette

obsession, dénoncée par Bataille, d’une « forme idéale de la matière, d’une forme qui - cen-

sément - se rapprocherait plus qu’aucune autre de ce que la matière devrait être. » Des ex-

périences éminemment exploratoires, et aucun résultat attendu. Au regard de ce que cette

démarche engage d’aléatoire et d’indéterminé dans la formation de la forme, rien d’éton-

nant, finalement, à ce que l’Œuvre de Samuel Aligand soit si disparate. Il ambitionne même

cette belle hétérogénéité. Les séries aux identités parfaitement singulières se multiplient - les

sphères minimales d’Irma, les envolées lyriques des draperies pailletées des Secoués, les lam-

beaux monumentaux des Hors champs…, et c’est autant de taxons déclinant leurs lots d’in-

dividus. L’ensemble des Etoilements par exemple, dont toutes les pièces proviennent d’un

unique moule : chacune des innombrables lanières qui composent ces amas enchevêtrés a

été coulée sur le même linéaire de billes. Une seule matrice sur laquelle Samuel Aligand mo-

dèle nombres d’empreintes, à partir desquelles il compose des œuvres chaque fois uniques.

Une seule matrice, dans l’idée de l’eidos platonicien : sorte de répertoire idéal qui contiendrait

en lui-même toutes les actualisations possibles d’une forme, un peu comme il en est dans la

notion biologique d’espèce où chaque être affilié à une famille demeure pourtant irréducti-

blement distinct. Le même, mais autre. L’utilisation particulière de la technique du moulage

que Samuel Aligand adopte pour ces Etoilements rend véritablement cette ambivalence.

D’un côté la production de quantités de copies, l’idée de prolifération induite par l’entremêle-

ment foisonnant, très organique, l’aspect presque fractal aussi de ces rubans grêlés de conca-

vités sphériques de différents diamètres, tout cela insiste sur ce que le moule représente le

paradigme du processus de duplication à l’identique. D’autre part, chacune des pièces sorties

du moule renvoie à cet unique : l’œuvre en tant que trace de l’évènement de l’expérience, ce

hic et nunc, geste chaque fois inédit dont elle s’est informée. À l’encontre de l’idée même de

copie, chaque épreuve se retrouve ici forme individuée, le paradoxe obligeant à considérer la

série au filtre de cette multiplicité inhérente au concept de genre.

Pour Samuel Aligand, à un processus donné répond ainsi toujours une pluralité de formes.

Ceci expliquant certainement son habitude de réaliser par série, comme si l’œuvre, jamais

esseulée, ne pouvait se livrer qu’en une multiplicité de versions possibles d’elle-même. Tra-

vailler la variété dans l’unité, et inversement l’unité dans la variété. Et pour ne pas tomber

dans l’écueil de la trop simple variation, de la trop restrictive énumération - laquelle laisserait

supposer une somme finie, et opposerait en cela un terme aux possibilités opératoires de la

forme -, Samuel Aligand s’applique à souligner l’inachèvement constitutif de ses pièces. La

stratégie est particulièrement perceptible lorsqu’il a recourt à un procédé de mise en forme

nécessitant un changement d’état physique du matériau.


S’agissant des Hors champs, d’abord. Samuel Aligand répand de larges flaques d’encre trans-

lucides sur des plaques de PVC posées au sol, qu’il façonne ensuite par thermoformage : la

surface plastique plane est installée sur une série de formes réfractaires ; redevenue ductile

sous l’action de l’air chaud, elle en épousera les reliefs. Sauf que le formage réalisé demeure

très approximatif. La cuisson est loin d’être égale, et la contreforme n’est pas lisse. Le PVC

plisse, rebique, comme si le matériau s’organisait de lui-même au lieu de plier au dispositif

de production. Les compositions, très mobiles, rendent somme toute parfaitement ce mo-

ment de transition où le solide se liquéfie soudain, sans toutefois que cette transformation

s’accomplisse. C’est un jeu d’arrêt entre-deux, de stabilisation provisoire, réalisant l’ambition

paradoxale de pérenniser le transitoire. Quant aux globes de la série Irma, également : la

forme close, pleine, au coloris saturé, semble totalement parachevée. Sauf qu’elle ressemble

à s’y méprendre à cette première bulle de verre en fusion que le souffleur s’apprête à modeler.

Une forme donc en puissance. Une virtualité - c’est l’œuf avant qu’il n’éclose. Manière, encore,

d’ouvrir au plus large le champ des possibles à venir.

En définitive, Samuel Aligand s’ingénie à toujours résister à un trop franc ordonnancement

des choses. Et même si, de par son goût pour les procédés techniques, son travail semble a

priori s’inscrire en droite ligne de cette tradition qui, des avant-gardes historiques au groupe

E.A.T, a nourri la relation entre art et science, ses productions dénotent autant ce réel souci de

déconstruction animant ce que l’on nomme communément l’anti-forme. Les processus qu’il

adopte, expérimentaux, invitent à la recherche sans se soucier d’idéaux formels préétablis,

cela se confirme jusque dans ses choix d’accrochage : les Etoilements, pendus à un crochet,

dégoulinent comme de la pâte de guimauve, leur poids seul décidant de la forme finale de

l’œuvre. Montrer la matière pour ce qu’elle est, suivre sa tendance à l’entropie et, au lieu de

lui infliger un socle, au contraire magnifier son affaissement. Il faudrait presque n’apprécier

les œuvres de Samuel Aligand que selon leur capacité à déjouer les procédures – en d’autres

termes, à ne jamais être l’application d’une idée. Et ce pourrait constituer la finalité-même de

l’œuvre.

SAMUEL ALIGAND : SCULPTEUR DE L’INFORME
ALEXANDRA FONTAINE

Grâce aux polymères, ses matériaux de prédilection, Samuel Aligand s’affranchit des contraintes de la sculpture clas-

sique et de sa symbolique pour mettre à l’honneur la matière et s’employer à un nouveau contact avec celle-ci. La

matière n’est plus assujettie au geste de l’artiste qui peint ou qui sculpte mais se façonne d’elle même librement pour

s’imposer comme origine de la forme. En mettant ainsi la matière en action, il définit un vaste champ d’expérimentations

où hasard et imprévu jouent le rôle principal.

1) Formes molles

Par un subtil mélange de billes plastiques et de pigments porté à ébullition, forme et matière se rejoignent dans une

configuration indéfinie, insaisissable, et nous font pénétrer dans le domaine des formes molles. Libéré de son carcan

esthétique, l’objet réalisé est en deça de toute reconnaissance et n’a d’autres visées que de nous faire perdre tout repère

catégoriel. A la lucidité des plans et des lignes de la sculpture classique se substitue alors le jeu obscur et aléatoire des

formes et des masses appelant à d’éternelles métamorphoses…

2) Formes dures

Passionné par l’espace sonore, Samuel Aligand joue depuis quelque temps avec la matière pour établir des relations

entre le son et la couleur. A partir de panneaux de pvc colorés qu’il thermoforme jusqu’à les rendre malléable, il obtient

de la matière qui se plie et qui se froisse, la forme silencieuse d’un impact. A la différence de la ligne, la couleur est

une matière informe, elle est une tâche aussi imprécise que le son. Elle ne représente rien, ne reproduit rien, mais elle

s’adresse directement au sentiment de l’homme, à son intériorité. Elle est comme le son, un sensible pur, tout extérieur.

3) Le dessin

Si la sculpture est une mise en situation de la matière, le dessin résulte de la dissolution d’un objet musical existant :

le disque en polychlorure de vinyle. En liquéfiant le disque avec de l’acétone, et en le faisant couler sur son enveloppe

d’origine, l’artiste obtient ainsi d’étranges compositions fabriquées par les traces de l’objet qui n’existe plus. Issu d’un

geste qui efface la matière et d’un geste qui inscrit le moment de sa disparition, le dessin dévoile d’étranges paysages

ouvrant l’horizon d’une nouvelle écriture, une écriture à déchiffrer comme une partition de musique.

Pour Samuel Aligand qui envisage l’espace d’exposition comme un espace sonore, l’œuvre plastique doit être pensée

de façon musicale même si elle est silencieuse. Ce qui est important, c’est la résonance qui émane de ces œuvres, c’est

la vibration des couleurs qui résonnent entre elles comme des sons, c’est l’émotion produite par l’ivresse de matière

colorée qui se met à penser par elle-même.

Se servant ainsi de la parenté profonde entre la couleur et le son, Samuel Aligand institue une nouvelle harmonie, de

nouvelles règles de lecture nous conduisant, nous, les regardeurs à une véritable philosophie de l’écoute.

bottom of page