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SAMUEL ALIGAND
LOUIS DOUCET - Avril 2025

L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accorde,
se réfèrera donc à un modèle purement intérieur ou ne sera pas.
André Breton1
 
C’est en décembre 2003 que je suis entré, pour la première fois, en contact avec le travail de Samuel Aligand. Il avait posé sa candidature pour exposer à la Galerie du Haut-Pavé. Ma visite, dans son petit atelier, à Gennevilliers, faisait partie du processus de sélection pour les dossiers qui avaient retenu l’attention des membres du Comité de Programmation. Ses productions ne m’avaient pas pleinement convaincu. Je notai alors, pour mes collègues décisionnaires : « Le travail de l’artiste, âgé de vingt-cinq ans, reste encore assez scolaire, même si les pièces les plus récentes montrent une évolution dans le bon sens et une densification de la matière et du métier. Je lui proposerais de continuer à travailler et de nous contacter à nouveau dans six à huit mois. » Un nouveau contact fut effectivement établi et je retournai dans son atelier en février 2006. Mon intuition première était justifiée. Je donnai alors un avis favorable que je justifiai en ces termes : « L’artiste a progressé depuis ma première visite. Il propose des grandes peintures sur des plaques en matière plastique, des dessins à la mine de plomb, des peintures sur papier vivement enlevées et des œuvres en volume, bariolées, réalisées dans une matière thermo-déformable. Elles évoquent des raclures de palette en volume, un peu comme des fonds de pots de peintures dans lesquels plusieurs couleurs se seraient succédé. Je trouve l’ensemble intéressant et, en tout état de cause, plus mûr et convaincant que ce que j’avais vu lors de ma première visite puis, la même année, à Jeune Création. »
 
Dûment programmée, son exposition dans la galerie, intitulée Tropismes, se tint du 25 avril au 20 mai de la même année. Dans le texte introductif, le regretté Bernard Point déclarait d’emblée : « Au fond, et à première vue, le travail de Samuel Aligand peut être considéré comme mouvement perpétuel entre haut et bas fond. […] L’exposition Tropismes ouvre l’espace à une croissance de formes constitutives de la peinture/matière devenue volume, fonds perdus récupérés en fonds de réserve2. » À l’appui de ses propos, avec son habituelle pertinence, il citait Paul Klee : « Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le seul devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme3. »
 
Mon épouse et moi avions été tellement séduits par ce qui était donné à voir que nous avions acquis, sur-le-champ, deux des œuvres exposées. La première, un dessin à la mine de plomb de la série Formes pensées, était réalisée par frottements successifs d’une mine de plomb couchée et roulée sur une feuille de papier. La forme résultante suggère un dynamisme qui peut faire penser aux travaux de certains constructivistes russes – les frères Pevsner4, par exemple – ou encore aux représentations graphiques tridimensionnelles utilisées notamment en géodésie. La seconde appartenait à la série des Fonds. Comme leur nom l’indique, c’étaient les résidus bariolés, refroidis et décollés des parois du récipient dans lequel l’artiste faisait fondre des pigments colorés et des pains de matière thermoplastique. Ici, ce sont des fragments de récifs coralliens ou des masques grotesques5 et fragiles qui viennent à l’esprit du regardeur. L’artiste allait revenir plus tard à ce type de réalisation, à une bien plus grande échelle, dans ses Fonds perdus de 2019.
 
Bien que différents dans leur aspect ces dessins et ces œuvres en volume partageaient quelques caractéristiques communes que l’on retrouvera dans les productions ultérieures de Samuel Aligand : importance – voire primauté – du processus, intrusion de facteurs aléatoires, restant cependant sous contrôle, oppositions dialectiques entre mou et dur, lisse et rugueux, vide et plein…, distance prise avec des modèles extérieurs au profit de valeurs intérieures à l’artiste… Pour ces raisons et bien d’autres encore, nous avons programmé notre artiste dans la plupart des manifestations que nous avons organisées depuis lors, chaque fois que sa présence faisait sens…
 
On l’aura compris, les matériaux de prédilection de Samuel Aligand sont des matières plastiques colorées, achetées dans des magasins de bricolage, auxquelles il applique des traitements variés. Il les chauffe, colore, malaxe, refroidit, souffle, peint, découpe, modèle, arrache, étire, tord, pétrit, enroule, noue, décolle, recouvre, remplit, dissout, ponce, colle, retouche, absorbe, étale, cuit, verse, vide, évide, recycle6… Très peu de ces verbes apparaissent dans la fameuse Verb list (1967-1968) de Richard Serra… Il est vrai que le traitement des matières plastiques est bien éloigné de celui de l’acier…
 
Les productions de notre artiste sont à l’échelle du geste qui les a créées : de la main aux dimensions du corps. Le hasard et la perte de contrôle – très temporaire – du processus de leur émergence, jouent aussi un rôle important dans leur genèse. La vitesse et la spontanéité d’exécution sont aussi primordiales dans le processus créatif. De ses productions, l’artiste écrit : « nourries par les formes de la nature, elles consistent à trouver des niveaux de figurations particuliers émergeant de processus. Je privilégie ceux qui permettent une action rapide pour un résultat immédiat, ménagé par une part de hasard. C’est une manière de faire place au surgissement de l’imprévu en se rapprochant de la vélocité et des aléas de la pensée dans des gestes qui amènent les matériaux à des états limites7. »
 
Les œuvres de Samuel Aligand ont un aspect organique, comme s’il s’agissait de mues ou d’étapes dans la métamorphose d’animaux improbables. Le spectateur est confronté à des formes naturelles qui auraient subi d’irréversibles transformations. Il est témoin d’une véritable inversion des rôles, de perméabilité entre les mondes vivants et matériels, de retour à un état primordial qui évoque le cycle irréversible de la naissance, de la vie, de la mort et de la régénération… Ses œuvres entretiennent une confusion des échelles, amalgamant le microcosme et le macrocosme pour, selon ses propos, matérialiser l’énergie à l’œuvre dans la matière8. Il se plaît ainsi à citer Fernando Pesoa :
De mon village, je vois de la terre, tout ce qu’on peut voir dans l’Univers…
Pour cela, mon village est aussi grand, que n’importe quelle autre terre,
Parce que j’ai la taille de ce que je vois
Et non la dimension de ma taille9
 
Par des processus géologiques artificiels10, avec une très relative absence de maîtrise, Samuel Aligand met en évidence, à sa façon, l’action, le passage de l’homme sur des matériaux communs. Les pièces résultantes, grandes ou petites, en deux ou en trois dimensions, fantastiques, merveilleuses, sans nul doute, présentent la double caractéristique de conserver des traces de leur fabrication et de révéler l’intériorité de l’artiste, s’inscrivant ainsi dans l’esprit du propos d’André Breton cité en exergue du présent texte. C’est ce qui a amené un des commentateurs de ses œuvres à poser la question : l’aventure intérieure est-elle soluble dans la peinture11 ? Ses œuvres sont les reliques – au sens étymologique de ce terme12 – d’une histoire humaine, d’un ensemble de connexions et de relations éphémères que la matière domestiquée pérennise. Un matériau insignifiant s’anime donc, devient palimpseste, témoignage de strates d’aventures humaines et acquiert ainsi une âme, faisant écho aux célèbres vers de Lamartine :
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Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?13
 
Typique de cette démarche est la grande sculpture participative Jonction, 2013, que nous avons exposée en plein air, à Magny-les-Hameaux14, en 2014. Réalisée avec une résine rose très malléable mais à prise rapide, elle est le fruit d’un travail collectif avec des habitants d’Athis-Mons. Elle garde les traces des empreintes des mains des participants qui l’ont façonnée lors d’un stage de pratique artistique avec l’artiste. Elle donne ainsi corps et matière aux propriétés haptiques de la sculpture. Elle fait aussi fi du noli me tangere15 muséal en invitant les regardeurs à la toucher pour comparer les traces des mains des créateurs avec les leurs.
 
Ce qui frappe d’emblée le regardeur d’œuvres de Samuel Aligand, c’est la jubilation, la jouissance de la couleur faite matière. Elle est particulièrement sensible dans les séries Déplis, 2013, Débords, 2015 et Dispersions, 2015. Les deux premières sont présentées au mur, la dernière, autoportante, au sol. Pour réaliser ces pièces, l’artiste fixe une plaque de PVC blanc au sol. Il y verse un jus coloré, mélange de peinture et de vernis. Quand la couche est sèche, il élimine les traces colorées au dos du support, puis le découpe et le thermoforme en lui donnant une configuration dynamique, ondoyante. C’est, selon ses propos, la tentative de faire s’échapper la peinture de son support pour rendre la couleur autonome dans l’espace qui la contient […] à pousser la matière dans ses retranchements16. On comprend, en les observant, que ces structures, devenues verticales, ont été planes. Elles donnent cependant l’illusion d’une profondeur. C’est, dans un résumé saisissant, toute la problématique de la peinture classique qui est ainsi métaphorisée : donner le sentiment de la troisième dimension dans le cadre d’une surface bidimensionnelle. Pour les pièces qui sont accrochées au mur, la réfraction de la couleur sur le blanc de la paroi les met dans un état d’apesanteur et leur confère une sorte de très benjaminienne aura, cette unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité17.
 
Les ondulations de ces œuvres peuvent se muer en torsions ou en plis, notamment dans les séries des Nœuds, 2012, et des Secoués, 2018. Si l’on en croit Gilles Deleuze, présentant la philosophie de Leibniz, dans son traité sur Le Pli, celui-ci est la caractéristique essentielle du baroque18. Ce baroque si cher à Samuel Aligand… Lequel Leibniz écrivait, en français : « On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps19. » Ces pièces, de dimensions modestes, évoquent des tissus qui, comme des serpillières, auraient été trempés puis tordus pour les essorer. Elles font état d’une tension, dont l’origine est laissée à la libre interprétation du regardeur, mais qui renvoie, presque à notre corps défendant, à la statuaire du XVIIIe siècle italien, à la prégnance érotique et à la sensualité de ses drapés, dans leur instabilité figée dans du marbre pour l’éternité.
 
L’esprit du Grand Siècle est aussi très présent, chez Samuel Aligand, dans son intérêt pour les cabinets de curiosités. Expérimentateur infatigable et impénitent, il est aussi habité par le démon du classement20, du rangement, de la taxonomie. En témoigne l’accrochage intitulé Prospections, collection de petites œuvres, anciennes ou récentes, présenté à Rennes en 2010. Les visiteurs se retrouvaient plongés en plein cœur de ces collections d’artificiala, ces objets qui tentent d’imiter la nature, qui, exposés à côté de naturalia, faisaient les délices des dilettanti à travers toute l’Europe, anticipant, à leur façon, les futurs musées d’histoire naturelle. Alexandre Mare n’écrivait-il pas, en 2008, que, dans ces pièces, Samuel Aligand « annonce le trouble entre ce désir de rendre naturel l’artifice et le désir de rendre le naturel tout aussi artificiel. Bref, de trouver un juste milieu entre deux mondes. Le point du trouble. Un au-delà, possiblement21. » Et l’artiste d’ajouter que ces œuvres veulent saisir aussi l’énergie qui les motive en retrouvant du naturel dans l’artificiel22.
 
Comme je l’ai évoqué plus haut, l’œuvre de Samuel Aligand, tout en restant d’une remarquable cohérence, est le champ de multiples et riches oppositions dialectiques. Les plus notables sont les suivantes.
 
Compacité vs éclatement – Certaines œuvres de Samuel Aligand, comme Matrice, 2021, se présentent comme des stèles compactes, imposant une présence massive et incontournable. À l’opposé, ailleurs, comme les Fonds, les Fonds perdus et bien d’autres encore, ses pièces suggèrent un éclatement, une déflagration, une sorte d’explosion interne qui serait née en leur sein, projetant des fragments alentours. Alexandre Mare23, citant André Breton, n’hésite d’ailleurs pas à utiliser l’expression explosante-fixe24 pour les décrire.
 
Opacité vs transparence – On l’a vu, la plupart des compositions de notre artiste doivent beaucoup à la tradition de la peinture dont les subjectiles sont couverts, opacifiés pour figurer un sujet… ou son absence… Cependant, dans sa série des Récifs et ailleurs, il propose des entrelacs qui incitent le regardeur à percer cette surface du regard pour deviner ce qui est derrière, le mur ou l’espace d’exposition.​
 
Vide vs plein – Dans certaines de ses compositions en volume, murales ou posées au sol, comme Orbites, 2012, Dispersions, 2015, ou Hors champs, 2016, Samuel Aligand met plus en évidence les creux créés dans les évidements de ses structures colorées que leur surface soumise à d’improbables torsions.
 
Stabilité vs instabilité – Quand elles sont présentées au sol, la plupart des pièces de Samuel Aligand suscitent un sentiment d’instabilité, de possible chute, d’effondrement ou d’ébranlement qui déstabilise le spectateur, pourtant invité à déambuler entre elles. Le contraste est patent avec l’équilibre assuré et assumé de la plupart de ses œuvres murales, souvent présentées à proximité, comme ses Dispersions exposées à Orléans en 2015.
 
Dur vs mou – Même si le PVC et les résines plastiques sont des matériaux solides et résistants, certaines réalisations, notamment les Fonds, les Fonds perdus ou les Récifs, évoquent un univers végétal ou animal mou, peut-être marin, quasiment ectoplasmique, ou bien encore des viscères impudiquement exhibées… Et, ce, malgré l’incongruité de leurs couleurs dans un tel contexte.
 
Lisse vs rugueux – Le fini des œuvres de notre artiste est en général lisse, voire brillant, mais dans des pièces comme les Secoués, 2018, et, plus généralement, dans ses œuvres éclatées, la surface présente de nombreuses aspérités qui contredisent la nature du matériau leur ayant donné naissance.
 
Massif vs longiligne – Longtemps intéressé par des formes s’inscrivant dans un rectangle ou dans un cube, Samuel Aligand développe, depuis 2022, des structures filiformes, en particulier dans les séries Tiges ou Aiguillons. Celles-ci évoquent des objets ethniques, comme des sagaies ou des lances, et sont souvent exposées en contrepoint de pièces plus conventionnelles.
 
Petit vs grand – Nous avons déjà évoqué la fascination de notre artiste pour les objets de curiosité, par nature de petites dimensions. Les Chapelets, 2023, font partie des œuvres récentes dans cet esprit. Il n’hésite pas à les confronter à des propositions de plus grande taille.
 
Couleur vs noir et blanc – Enfin, si Samuel Aligand est indéniablement un chantre de la couleur, comme dans sa proposition Les veilleurs, 2018, il n’a jamais dédaigné le recours au noir et blanc, par exemple dans ses installations Unaire et Souffles, toutes deux de 2009, ou, plus récemment, dans Sonochrome, 2017…

 

En 2017, Samuel Aligand suit le cursus de la classe d’électroacoustique du conservatoire de Pantin. Il commence alors à s’intéresser aux images animées et aux sons.

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Ses premières réalisations en la matière sont ses Sonochromes, 2017, structures murales monochromes en PVC thermoformé. Dans ces grandes pièces, il tente d’établir des relations entre sons et (non-)couleurs primaires. Avant lui, plusieurs artistes ont eu recours aux synesthésies. L’exemple le plus connu est le sonnet Voyelles, 1871, de Rimbaud. On les retrouve aussi dans la musique d’Olivier Messiaen, transposant ses visions colorées en accords musicaux. Chez Alexandre Scriabine, avec son clavier à lumières, ce sont les notes de la partition de son Prométhée ou le Poème du feu, 1908-1910, qui sont associées à des couleurs. La Klangfarbenmelodie d’Arnold Schönberg, qui fut aussi peintre, d’Anton Webern et d’Alban Berg confère des colorations aux timbres instrumentaux de certaines de leurs compositions… Pour ne citer que quelques exemples… La proposition de notre artiste s’inscrit ainsi pleinement dans cette descendance.

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Dans l’étape suivante de sa démarche d’intégration du sonore et du visuel, Samuel Aligand, dans ses Disonoplasmes, 2018, amalgame, au sens propre du terme, de la musique et des images. À cet effet, il dissout, avec un solvant, les pochettes et les galettes de disques 33 ou 45 tours et présente le résultat au mur. Dissonances et ectoplasmes sont donc ainsi conjugués dans une prise au pied de la lettre de la fusion de l’acoustique, de l’optique et, pourquoi pas, si le surveillant de la salle a le dos tourné, de l’haptique…

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Ce n’est que plus tard que Samuel Aligand se décide à intégrer des sons dans ses créations plastiques. De son Grand fond perdu sonorisé, 2022, Marion Delage de Luget écrit « […] l’ajout d’une bande son, nappes de synthétiseurs retraçant l’atmosphère lente et calfeutrée des abysses. Certains passages percussifs imagent de l’eau s’égouttant, rappel aussi du processus de cette pièce qui s’informe grâce à la rencontre de deux liquides. Dans ce Grand fond perdu, son et plastique se répondent en une série de rimes visuelles. Les filaments étirés à la périphérie de la masse rappellent ces crépitements ténus qui s’égrènent par moments, chaque micro événement venant troubler les nappes répétitives appelant d’ailleurs à accorder une attention accrue à la somme de détails infinitésimaux, à toutes les aspérités de ce ruban emberlificoté. Les silences portent l’accent sur les vides constitutifs de la ronde-bosse. Et la forme concentrique de la pièce elle-même, cette composition spiralaire rejoue le principe de propagation de l’onde sonore. Par cet ajout de son se propageant dans le lieu d’exposition, Samuel Aligand donne encore du volume à la sculpture qui s’expand, envahissant l’espace alentour et se réactive aussi, inexhaustible, dans la temporalité sans fin de la boucle sonore25. »

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Évolution à suivre car, dans ce domaine comme dans les autres, Samuel Aligand n’a pas fini d’innover, de se renouveler et de nous surprendre…

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Notre artiste a aussi plusieurs autres cordes à son arc26. Au-delà de ses créations plastiques, tel un représentant de commerce multicarte, il enseigne la peinture au Conservatoire à Rayonnement Départemental de Pantin – Est Ensemble, est responsable de sa programmation artistique et y assure le commissariat d’un grand nombre d’expositions… Mais ceci est une autre histoire…

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1 In Le Surréalisme et la Peinture, 1928.

2 In notice de l’exposition Samuel Aligand – Tropismes, Galerie du Haut-Pavé, du 25 avril au 20 mai 2006.

3 Form ist also nirgends und niemals als Erledigung als Resultat, als Ende zu betrachten sondern als Genesis, als Werden, als Wesen. Form als Erscheinung aber ist ein böses gefährliches Gespenst, in Über die moderne Kunst, préface à une exposition à Iéna, en 1924, publication posthume en 1945.

4 Anton Pevsner et Naum Gabo.

5 Samuel Aligand avoue d’ailleurs son intérêt de toujours pour les grotesques : Je me suis rendu compte, en réfléchissant sur mes œuvres, que les résultats obtenus par ces procédés sont empreints de l’intérêt que j’ai pour les grotesques depuis mes études à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Cergy. […] Ce qui m’a toujours fasciné dans ce genre de peinture, c’est d’abord la manière dont elles sont apparues à Rome vers la fin du XVe siècle. On les découvre dans les sous-sols du Palais de Néron, sur les murs des maisons romaines ensevelies depuis des siècles et donc semblables à des grottes. Dans cette apparente anarchie de formes proliférantes, se cache un programme pictural : le refus des règles de la pesanteur, l’hybridation des espèces, et l’étroite relation avec les bâtiments et les œuvres qui les entourent. Tout ceci concourt à la fabrique du merveilleux, in note de l’artiste, 25 juin 2011.

6 Ibidem.

7 Ibidem.

8 Ibidem.

9 Écrit entre1912 et 1914 et publié, en 1925, sous le pseudonyme d’Alberto Caeiro, dans la revue Athena :
Da minha aldeia vejo quanto da terra se pode ver do Universo…
Por isso a minha aldeia é tão grande como outra terra qualquer,
Porque eu sou do tamanho do que vejo
E não do tamanho da minha altura…

10 Op. cit.

11 Alexandre Mare, mars 2008.

12 Ce qui reste après, du latin reliquus : qui reste.

13 In Harmonies poétiques et religieuses, 1830.

14 Exposition Détournement et recyclage, Maison des Bonheur, Magny-les-Hameaux, du 29 avril au 21 mai 2014.

15 Ne me touche pas, traduction latine, par saint Jérôme, de l’expression biblique grecque μή μου á¼…πτου, Jn 20,17.

16 Op. cit.

17 Die einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie auch sein mag, in Kleine Geschichte der Photographie, 1931, puis Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1936.

18 « [dans le baroque] les plis du vêtement prennent autonomie, ampleur, et ce n’est pas par simple souci de décoration, c’est pour exprimer l’intensité d’une force spirituelle qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever, mais toujours le retourner et en mouler l’intérieur », in Le Pli Leibniz et le Baroque, 1988.

19In Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714.

20 Titre d’un livre de Georges Vignaux : Penser &organiser – Le Démon du classement, 1999.

21Op. cit.

22 Op. cit.

23 Op. cit.

24 La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas, in L’Amour fou, 1937. Explosante-fixe est aussi le titre d’une composition de Pierre Boulez, work in progress de 1971 à 1993, qui projette des fragments sonores dans tout l’espace environnant.

25 Octobre 2022, site de l’artiste : www.samuelaligand.fr.

26 Arc-en-ciel, pourrait-on dire au sujet de ce grand coloriste…

L’ÉLOQUENCE DU MATÉRIAU
MARION DELAGE DE LUGET

Longtemps, la sculpture a été pensée et pratiquée comme une conquête expressive, une affaire d’affirmation contre la matière. Faire œuvre, c’était subordonner l’inanimé par une série de gestes destructeurs – soustraction, découpe, déchirure, perforation, trituration – dont pourtant surgissait la pièce. Samuel Aligand va scrupuleusement à rebours, et au lieu de prendre l’ascendant sur les caractères distinctifs de son médium il les exacerbe, laissant au matériau l’opportunité de sécréter sa forme.

 

Il a choisi les polymères, principalement des colles thermofusibles dont il sollicite, pièce après pièce, les multiples propriétés mécaniques, physiques et chimiques. Le travail s’opère souvent au départ par caléfaction : c’est la chaleur d’un réchaud, le souffle cuisant d’un sèche-cheveux qui modèle le plastique, le fait fondre, cloquer, boursoufler, le tord, l’incurve… Lorsqu’il est liquéfié, le matériau fait encore l’objet d’une série de processus expérimentaux qui le propulse vers ses limites. Tirant parti de sa ductilité Samuel Aligand le coule ou le souffle. Il le secoue aussi jusqu’à ce qu’il fige – procédé qui relève d’un manque patent de mainmise et remet volontairement la part du façonnage au hasard. Au travers de toute une série de transmutations ce matériau trivial, voire décrié, se voit ainsi donner une réalité toujours différente, et chaque fois tributaire de ses qualités inhérentes.

 

Le Grand fond perdu a lui été solidifié par choc thermique, précipité dans l’eau froide. La soudaineté de la concrétion a figé le matériau en pleine transformation, pétrifiant les barbillons effilochés, les ondulations, les replis et crevées imprimées par l’immersion. Ce répertoire de formes in progress acte un arrêt brutal sur le cours que prenait la pièce, soulignant l’instabilité constitutive de la matière. Outre cette consistance,, cette mollesse visuelle, c’est également une question d’assiette : bien qu’autoportantes, les sculptures de Samuel Aligand peinent toujours quelque peu à garder l’équilibre. Et ce même lorsqu’elles intègrent leur propre dispositif de monstration – comme cette Tige gracile, silhouette longiligne hésitante posée à champ contre le mur qui semble prête à choir au moindre souffle, eut égard aux déformations dont elle est affectée. Montés sur socle, les Etoilements rejouent cette même ambivalence, leurs rubans avachis, dégoulinants contre ce piédestal érigé, immaculé, à la géométrie pure.

 

La sculpture de Samuel Aligand joue des dualités. A l’instar du Grand fond perdu lequel, malgré des accords de couleurs hyperglycémiques et une irridescence toute artificielle, évoque le végétal – lichens, ou plutôt coraux ou algues si l’on s’accorde au titre. Ce renvoi paradoxal à un référent naturel – omniprésent dans cet Œuvre – est encore ici accusé par l’ajout d’une bande son, nappes de synthétiseurs retraçant l’atmosphère lente et calfeutrée des abysses. Certains passages percussifs imagent de l’eau s’égouttant, rappel aussi du processus de cette pièce qui s’informe grâce à la rencontre de deux liquides. Dans ce Grand fond perdu, son et plastique se répondent en une série de rimes visuelles. Les filaments étirés à la périphérie de la masse rappellent ces crépitements ténus qui s’égrènent par moments, chaque micro événement venant troubler les nappes répétitives appelant d’ailleurs à accorder une attention accrue à la somme de détails infinitésimaux, à toutes les aspérités de ce ruban emberlificoté. Les silences portent l’accent sur les vides constitutifs de la ronde-bosse. Et la forme concentrique de la pièce elle-même, cette composition spiralaire rejoue le principe de propagation de l’onde sonore. Par cet ajout de son se propageant dans le lieu d’exposition, Samuel Aligand donne encore du volume à la sculpture qui s’expand, envahissant l’espace alentour et se réactive aussi, inexhaustible, dans la temporalité sans fin de la boucle sonore.

FONDS PERDUS

ANNE-MARIE MORICE

Les sculptures de Samuel Aligand tiennent toutes seules, sans besoin d’un support, si elles

ne trouvent pas leur assise elles peuvent aussi s’accrocher au mur mais elles ne sont pas des

objets à poser sur une commode pour embellir une demeure. Etranges formes que ces Fonds

perdus qui ne ressemblent à rien de construit. Déchets ou embryons de matières, concrétions

en voie de consolidation ou de dégradation, représentations de glitchs en trois dimensions

? Leurs surfaces nacrées aux dégradés de couleurs irisées jouxtent des parties râpeuses, ta-

chetées par des grains de concentré de peinture. Selon leur niveau de figuration, ces micro-

univers abstraits peuvent représenter bien des choses existant dans le monde connu : des

fonds sous marins poreux, des tissus muqueux, des rebuts…


Ces textures mi-lisses, mi-rugueuses on en connaît pourtant la sensation tactile en y posant

seulement les yeux. On devine le matériau mais on peine à lui donner un nom. SamuelA-

ligand s’en explique avec simplicité et poésie. Sa démarche initiale peut se rattacher aux prin-

cipes du mouvement Anti-form pour lequel la forme dérive du matériau mais il ne montre

pas le process de travail. Son atelier d’artiste ressemble à la paillasse d’un chercheur en chi-

mie. La base est une matière qu’on utilise pour le moulage, un polymère qu’il plonge dans

une casserole remplie d’eau, et qui provoque des mini-explosions, répliques en infiniment

petit de celle qui eut lieu dans le désert du Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945. Puis il charge

la masse en pigments, les couleurs petit à petit se mélangent. Continuant ses manipulations,

Samuel Aligand passe son objet de multiples fois dans l’eau, jusqu’à l’ébullition et la con-

gélation. Cette suite de manipulations fait passer la matière d’agglomérations en éruptions,

la soumettant à des variations qui concourent à ses transformations : création d’érosions,

jeux de pesanteur, de chaud froid, de craquelure. Il s’agit aussi de trouver le bon moment

pour transformer le plan en volume puis de figer la chose. Fixation qui n’est que provisoire, la

transformation n’étant jamais définitive, puisque les oeuvres continuent à « travailler » dans

le temps réservant des surprises à leur « géniteur ».

​

Ici le formalisme s’auto-construit en connivence avec le matériau et sa nature. Une forte dose

de hasard dirige la mise en œuvre et réserve des surprises car il n’est pas possible de con-

trôler la façon dont le matériau se fige ni de déterminer le moment. Samuel Aligand part

sans référent et place l’observation non pas avant la mise en œuvre mais pendant et après.

Il passe de l’intention à la substance qui se dégage de ces expériences et qui peut conduire

vers des formes sérielles. Il ne crée pas de mythologie mais se laisse conduire par des « pistes 

de lecture ».

​

Ainsi ces Fonds perdus sont polysémiques dès l’origine. Au sens littéral, le titre évoque les

marges de sécurité, les débords d’images qui ne sont pas utilisées dans les mises en page et

qu’on ne verra jamais. On pense également aux fonds de sauce qui tapissent la casserole du

cuisinier, aux fonds marins, aussi bien qu’à un fond, un sens, forcément perdu.

La série des Fonds perdus se présente comme une oeuvre transformative, organique, mais

aussi ordonnée et régie par des lois. Ces sculptures artificielles sont néanmoins situées dans

le domaine de la nature si on prend en compte leur mise en relief de l’infiniment petit, du

moment moléculaire.

de lecture ».

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EXPLOSANTE FIXE

​

QUELQUES RÉFLEXIONS À PROPOS

DU TRAVAIL DE SAMUEL ALIGAND

​

ALEXANDRE MARE

​

1. Tout chauffe, mais rien ne brûle

Samuel Aligand fait de la cuisine. Il chauffe. Il cuit (on notera d’ailleurs que l’une de ses

œuvres récentes s’intitule Cuits). Il mélange. Pour travailler, ce sont poêles, réchauds, cas-

seroles. Chauffer l’eau, faire mijoter des ingrédients aux propriétés étranges, être attentif à

l’intensité du feu. Samuel Aligand est un plasticien généreux, un bouilleur de cru, qui donne 

ses recettes.

« D’abord, je fixe au sol une plaque de PVC blanc.

Je prépare une couleur dans un pot en verre en dosant précisément la quantité de peinture

additionnée d’une dose de vernis, en égales proportions.

Je dilue le mélange ainsi obtenu d’une grande quantité d’eau.

Ensuite, je filtre la couleur à l’aide d’une passoire pour obtenir un jus coloré sans dépôt.

Je verse la couleur de manière homogène sur l’ensemble du support.

J’attends que la peinture sèche.

Puis je nettoie les traces colorées déposées au dos du support.

Je regarde les résultats obtenus.

Je détermine la forme à garder en la découpant.

Ensuite, je procède au thermoformage de la forme par l’arrière. »

Tristan Tzara avait lui aussi une recette à proposer - l’histoire des recettes est une vieille his-

toire.

« Pour faire un poème dadaïste :

Prenez un journal.

Prenez des ciseaux.

Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre

poème.

Découpez l’article.

Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un

sac.

Agitez doucement.

Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre.

Copiez-les consciencieusement dans l’ordre où elles ont quitté le sac.

Le poème vous ressemblera.

Et vous voilà un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incom-

prise du vulgaire. »

Mais ce sont des histoires de recettes faussement révélées : si nous les réalisions, le résul-

tat serait à coup sûr décevant. C’est qu’il manquera ce hasard maîtrisé qui est la marque du

savoir-faire. Lorsque la bonne alchimie se révèle - ce qu’aucun écrit ne peut expliquer -, ce

moment où il faut retirer du feu. Samuel Aligand, avec tout le sérieux qui sied à ce type de

déclaration, le dit à sa manière : « Tout chauffe, mais rien ne brûle ».

​

2. White spirit

2007. De grands panneaux de plastique blanc légèrement brillants, sur lesquels, avec des

feutres Samuel Aligand a opéré une accumulation de couleurs (vives, pâles, visibles, moins

visibles, diluées ou moins diluées à l’aide de white spirit ou d’un dissolvant quelconque) qui

donne l’impression d’une profondeur, crée un paysage. Ces grandes peintures semblent cap-

ter un moment, comme si une solution avait été figée, comme un précipité chimique. Comme

si avait été fixé un processus, saisissant ce moment où il se passe quelque chose - à moins qu’il

ne se soit déjà passé quelque chose. Ce moment qui vient à la conscience où, spectateur pas-

sif d’un monde en devenir, de ses bouleversements, l’on se trouvait à la jonction entre ce qui

s’écroule et les prémisses d’un ordre nouveau.

Ces Dilutions portent bien leur nom. « Je détruis beaucoup », dit Samuel Aligand. Et, effec-

tivement la série des Dilutions a disparu. Ce n’est pas grave : le rapport aux couleurs, à la

surface, aux surgissements, s’est diffusé. Comme si les anciennes peintures s’étaient diluées

dans l’ensemble des œuvres apparues par la suite. C’est l’effet white spirit - celui qui diffuse la

peinture et les idées.

De grands panneaux en PVC, mats, sont préalablement colorés, puis déformés par la ten-

sion et la chaleur. X-Ray, Dépli, Détours, d’autres encore. Réalisés depuis 2009, ces œuvres

offrent au spectateur une vision étrange d’une surface que l’on comprend avoir été plane.

En somme, ce sont des peintures mises en volume. Les ombres dues au travail de la forme,

l’intensité lumineuse de la couleur (c’est en général une seule teinte, plus ou moins dense,

répartie sur la surface de manière plus ou moins homogène) donnent là aussi l’illusion d’une

profondeur accentuée par les accidents formels qu’a subis la surface.

Et là aussi, ce sentiment de saisissement, où le geste s’est suspendu à un seul point de ten-

sion. Accrochées aux murs, les grandes formes arrêtées dans un mouvement de déploiement

- ou de repli -ressembleraient à quelques fleurs géantes venues de contrées inconnues, dont

les couleurs seraient tout aussi attirantes que repoussantes. Bref, un moment en suspension,

comme ce qui semble relier l’ensemble de ces œuvres : l’exact point de rencontre entre la

peinture et la sculpture.

​

3. Un au-delà, possiblement

Longues et fibreuses, torves et brillantes, les sculptures de Samuel Aligand semblent relever

de l’organique. Foie, intestins, tripes et vaisseaux : c’est l’aventure intérieure.

Pourtant, les couleurs vives - orange, verts, bleus, rouges - n’appartiennent pas à ce que l’on

imagine des formes identifiées. En effet, rien d’organique a priori dans ces couleurs-ci.

Mais dès lors, que croire ? La couleur ou la forme, à quoi se fier ? Fausse question bien sûr, c’est

l’association des deux qui nous intéresse : elle met l’artifice à distance de l’ordre naturel. Un

peu comme l’étonnement qui nous prend à quelque rencontre avec les créatures des abysses

ou des cavernes ramenées à la lumière du jour, animaux aux formes étranges et aux couleurs

inconnues. Sur les murs qui accueillent les œuvres de Samuel Aligand, ce sont des rencontres

presque identiques. Ainsi, Irma, Sablonneux ou autres Etoilements mettent en péril l’ordre

naturel des choses, comme les méduses peintes du naturaliste havrais Charles-Alexandre

Lesueur mettaient en péril le classement de ce que l’on pouvait connaître et appréhender - il

n’y a qu’à voir Benthocodon, méduse soluble des abysses.

Samuel Aligand se joue de l’artefact, et avec ces formes organiques et ces couleurs synthé-

tiques, sa sculpture appartient à l’ordre du surnaturel : elle est un au-delà du naturel. Mais

en cherchant à le distancer, elle s’en rapproche néanmoins. Comme quelque Benthocodon

semble tout droit droit sortie d’une imagination fertile.

​

Ces jeux d’artefacts, de faux naturels exagérément synthétiques savamment accrochés sur

les murs ne sont pas sans évoquer une exposition artificialia, ces objets fabriqués dont cer-

tains s’ingénient à imiter la nature - faux animaux et faux insectes, plantes légendaires fabri-

quées grâce à quelques artifices. L’on rencontrait ces artificialia, côte à côte, avec les naturalia

(les objets trouvés dans la nature) dans les cabinets de curiosités, qui deviendront l’archétype

de nos musées actuels. Artificialia est un terme qui va parfaitement aux pièces de Samuel

Aligand, car il annonce le trouble entre ce désir de rendre naturel l’artifice et le désir de rendre

le naturel tout aussi artificiel. Bref, de trouver un juste milieu entre deux mondes. Le point du

trouble. Un au-delà, possiblement.

 

4. L’échelle du pli

Ce sont des pièces, récentes, de taille modeste. Comme des citations que l’on aurait, disper-

sées sur un mur, à distance plus ou moins égale les unes des autres. Cela pourrait être juste

une forme pliée et tordue sur elle-même, comme un linge essoré - le bruit du linge que l’on

essore de ses mains produit un familier bruit organique. Cela pourrait tout aussi bien être

le souvenir du drap d’une nuit. Cela n’a évidemment pas beaucoup de sens de tenter de

donner une destination précise à ces Secoués. C’est cependant la marque d’une vive ten-

sion. Et lorsque l’on évoque un tissu en proie aux plis dans l’histoire de la sculpture (c’est ce

qui s’appelle donc une citation), l’on ne peut que penser à la robe de Sainte-Thérèse d’Avila

par Le Bernin. C’est simple, ici, la tension érotique habille la sculpture et est évoquée par les

méandres de plis que fait la robe de la sainte lorsque celle-ci s’abandonne tout entière au

plaisir.

C’est une question de juste échelle. Les sculptures de Samuel Aligand oscillent entre de pe-

tites pièces et de plus grandes. Elles ont une taille en adéquation avec leur processus de fabri-

cation et sont, en ce sens, des cas limites : en fonction de leur taille, les réalisées se révèlent

non pas impossibles, mais bien plus contraignantes. Dès lors, ce ne sont pas les impératifs de

ce qu’elles ont à nous raconter qui déterminent leur grandeur, mais leur fabrication qui doit,

de fait, se plier aux volontés du dire. C’est l’extrême de la mise en œuvre : le point délicat où

l’impératif matériel de l’œuvre se met en danger. Un peu moins, un peu plus de plis, et l’œuvre

n’existerait pas, semblerait ratée. C’est l’équilibre très instable du baroque. Et c’est de cette

instabilité que naît l’érotisme du pli.

​

5. vers l’extérieur

Dans une série plus ancienne, Explosions, des miettes de décalcomanies sont réparties sur

une feuille blanche carrée. Le titre nous l’indique : les décalcomanies, jadis une image compo-

sée, se trouvent éclatées sur la surface de la feuille. L’image saisie dans ces décalcomanies est

donc le moment où, déjà explosée, la composition s’éclate et s’éparpille pour disparaître. Or,

à regarder les œuvres de Samuel Aligand vient l’idée qu’une grande partie de ses sculptures

opèrent cette même impulsion. Fonds, Dispersions, Impacts, Emprises, Pourtant, ce mouve-

ment reste fixe. Comme happé dans son déploiement mécanique. C’est ce saisissement qui

semble caractériser son travail, pareille à une énergie figée dans le matériau. Alors voilà, peut-

être que le travail de Samuel Aligand est celui-ci : la sculpture comme explosante fixe.

LES POSSIBILITÉS OPÉRATOIRES DE LA FORME
MARION DELAGE DE LUGET

​

Samuel Aligand fait œuvre comme on conduit une expérience. À l’atelier, il soumet les maté-

riaux à l’étude, engageant une kyrielle de procédures techniques qui ne dépareilleraient pas

dans d’autres laboratoires : les colles amenées au point de fusion sont agglomérées en masse

par un mouvement centrifuge ou solidifiées par choc thermique, les panneaux de PVC soumis

à un souffle d’air chaud jusqu’à être malléables. Chaque tentative est l’occasion de pousser

la matière dans ses retranchements, jusqu’à en obtenir certaines propriétés extrêmes. Voire

inopinées, car c’est bien cela qui guide ces dispositifs de recherche, l’expérimentation. Moins

la visée d’un résultat que la valeur d’une prospection. Ce questionnement continuel qui se

produit, en acte, constitue véritablement la pierre angulaire de son travail. 


Les œuvres en portent bien sûr les traces. Lorsque Samuel Aligand assène au matériau toutes

sortes de transformations c’est toujours par tâtonnements empiriques, à coups d’essais

renouvelés ; l’important étant que, dans ce processus, jamais le schéma d’action qui guide

l’expérience n’est suffisamment organisé pour faire parfaitement système. Ainsi la même pro-

cédure, réitérée, n’engage aucun formatage. Preuve avec la série-mère des Fonds : de grandes

quantités de polymère porté à l’état liquide (pâteux) et chargée en pigment se trouvent préci-

pitées dans l’eau froide, formant à son contact des concrétions aussitôt congelées. Ici, la mise

en œuvre se résume peu ou prou au déclenchement de la réaction entraînant la solidification

du matériau. Avec toute l’indécision, l’incertitude que le processus choisi implique - même si,

à force de répétition, une certaine habitude s’acquière, il est de fait impossible de contrôler

la manière dont le polymère se fige. Le résultat présente tantôt de minces filaments flot-

tants, des coulures plus épaisses aux lignes souples comme des drapés, tantôt des masses

spongieuses évoquant les boursouflures d’une mousse expansive ou l’aspect d’une roche

volcanique poreuse. En optant pour cette relative absence de maîtrise dans la production de

la forme, Samuel Aligand refuse un certain automatisme : celui qui consiste à toujours hiérar-

chiser, en départageant ce qui pourrait être considéré comme bien ou mal fait.

​

Les expériences qu’il mène n’entérinent aucun savoir-faire. Façon de ne pas céder à cette

obsession, dénoncée par Bataille, d’une « forme idéale de la matière, d’une forme qui - cen-

sément - se rapprocherait plus qu’aucune autre de ce que la matière devrait être. Â» Des ex-

périences éminemment exploratoires, et aucun résultat attendu. Au regard de ce que cette

démarche engage d’aléatoire et d’indéterminé dans la formation de la forme, rien d’éton-

nant, finalement, à ce que l’Œuvre de Samuel Aligand soit si disparate. Il ambitionne même

cette belle hétérogénéité. Les séries aux identités parfaitement singulières se multiplient - les

sphères minimales d’Irma, les envolées lyriques des draperies pailletées des Secoués, les lam-

beaux monumentaux des Hors champs…, et c’est autant de taxons déclinant leurs lots d’in-

dividus. L’ensemble des Etoilements par exemple, dont toutes les pièces proviennent d’un

unique moule : chacune des innombrables lanières qui composent ces amas enchevêtrés a

été coulée sur le même linéaire de billes. Une seule matrice sur laquelle Samuel Aligand mo-

dèle nombres d’empreintes, à partir desquelles il compose des œuvres chaque fois uniques.

Une seule matrice, dans l’idée de l’eidos platonicien : sorte de répertoire idéal qui contiendrait

en lui-même toutes les actualisations possibles d’une forme, un peu comme il en est dans la

notion biologique d’espèce où chaque être affilié à une famille demeure pourtant irréducti-

blement distinct. Le même, mais autre. L’utilisation particulière de la technique du moulage

que Samuel Aligand adopte pour ces Etoilements rend véritablement cette ambivalence.

D’un côté la production de quantités de copies, l’idée de prolifération induite par l’entremêle-

ment foisonnant, très organique, l’aspect presque fractal aussi de ces rubans grêlés de conca-

vités sphériques de différents diamètres, tout cela insiste sur ce que le moule représente le

paradigme du processus de duplication à l’identique. D’autre part, chacune des pièces sorties

du moule renvoie à cet unique : l’œuvre en tant que trace de l’évènement de l’expérience, ce

hic et nunc, geste chaque fois inédit dont elle s’est informée. À l’encontre de l’idée même de

copie, chaque épreuve se retrouve ici forme individuée, le paradoxe obligeant à considérer la

série au filtre de cette multiplicité inhérente au concept de genre.

​

Pour Samuel Aligand, à un processus donné répond ainsi toujours une pluralité de formes.

Ceci expliquant certainement son habitude de réaliser par série, comme si l’œuvre, jamais

esseulée, ne pouvait se livrer qu’en une multiplicité de versions possibles d’elle-même. Tra-

vailler la variété dans l’unité, et inversement l’unité dans la variété. Et pour ne pas tomber

dans l’écueil de la trop simple variation, de la trop restrictive énumération - laquelle laisserait

supposer une somme finie, et opposerait en cela un terme aux possibilités opératoires de la

forme -, Samuel Aligand s’applique à souligner l’inachèvement constitutif de ses pièces. La

stratégie est particulièrement perceptible lorsqu’il a recourt à un procédé de mise en forme

nécessitant un changement d’état physique du matériau.


S’agissant des Hors champs, d’abord. Samuel Aligand répand de larges flaques d’encre trans-

lucides sur des plaques de PVC posées au sol, qu’il façonne ensuite par thermoformage : la

surface plastique plane est installée sur une série de formes réfractaires ; redevenue ductile

sous l’action de l’air chaud, elle en épousera les reliefs. Sauf que le formage réalisé demeure

très approximatif. La cuisson est loin d’être égale, et la contreforme n’est pas lisse. Le PVC

plisse, rebique, comme si le matériau s’organisait de lui-même au lieu de plier au dispositif

de production. Les compositions, très mobiles, rendent somme toute parfaitement ce mo-

ment de transition où le solide se liquéfie soudain, sans toutefois que cette transformation

s’accomplisse. C’est un jeu d’arrêt entre-deux, de stabilisation provisoire, réalisant l’ambition

paradoxale de pérenniser le transitoire. Quant aux globes de la série Irma, également : la

forme close, pleine, au coloris saturé, semble totalement parachevée. Sauf qu’elle ressemble

à s’y méprendre à cette première bulle de verre en fusion que le souffleur s’apprête à modeler.

Une forme donc en puissance. Une virtualité - c’est l’œuf avant qu’il n’éclose. Manière, encore,

d’ouvrir au plus large le champ des possibles à venir.

​

En définitive, Samuel Aligand s’ingénie à toujours résister à un trop franc ordonnancement

des choses. Et même si, de par son goût pour les procédés techniques, son travail semble a

priori s’inscrire en droite ligne de cette tradition qui, des avant-gardes historiques au groupe

E.A.T, a nourri la relation entre art et science, ses productions dénotent autant ce réel souci de

déconstruction animant ce que l’on nomme communément l’anti-forme. Les processus qu’il

adopte, expérimentaux, invitent à la recherche sans se soucier d’idéaux formels préétablis,

cela se confirme jusque dans ses choix d’accrochage : les Etoilements, pendus à un crochet,

dégoulinent comme de la pâte de guimauve, leur poids seul décidant de la forme finale de

l’œuvre. Montrer la matière pour ce qu’elle est, suivre sa tendance à l’entropie et, au lieu de

lui infliger un socle, au contraire magnifier son affaissement. Il faudrait presque n’apprécier

les œuvres de Samuel Aligand que selon leur capacité à déjouer les procédures – en d’autres

termes, à ne jamais être l’application d’une idée. Et ce pourrait constituer la finalité-même de

l’œuvre.

SAMUEL ALIGAND : SCULPTEUR DE L’INFORME
ALEXANDRA FONTAINE

Grâce aux polymères, ses matériaux de prédilection, Samuel Aligand s’affranchit des contraintes de la sculpture clas-

sique et de sa symbolique pour mettre à l’honneur la matière et s’employer à un nouveau contact avec celle-ci. La

matière n’est plus assujettie au geste de l’artiste qui peint ou qui sculpte mais se façonne d’elle même librement pour

s’imposer comme origine de la forme. En mettant ainsi la matière en action, il définit un vaste champ d’expérimentations

où hasard et imprévu jouent le rôle principal.

​

1) Formes molles

Par un subtil mélange de billes plastiques et de pigments porté à ébullition, forme et matière se rejoignent dans une

configuration indéfinie, insaisissable, et nous font pénétrer dans le domaine des formes molles. Libéré de son carcan

esthétique, l’objet réalisé est en deça de toute reconnaissance et n’a d’autres visées que de nous faire perdre tout repère

catégoriel. A la lucidité des plans et des lignes de la sculpture classique se substitue alors le jeu obscur et aléatoire des

formes et des masses appelant à d’éternelles métamorphoses…

​

2) Formes dures

Passionné par l’espace sonore, Samuel Aligand joue depuis quelque temps avec la matière pour établir des relations

entre le son et la couleur. A partir de panneaux de pvc colorés qu’il thermoforme jusqu’à les rendre malléable, il obtient

de la matière qui se plie et qui se froisse, la forme silencieuse d’un impact. A la différence de la ligne, la couleur est

une matière informe, elle est une tâche aussi imprécise que le son. Elle ne représente rien, ne reproduit rien, mais elle

s’adresse directement au sentiment de l’homme, à son intériorité. Elle est comme le son, un sensible pur, tout extérieur.

​

3) Le dessin

Si la sculpture est une mise en situation de la matière, le dessin résulte de la dissolution d’un objet musical existant :

le disque en polychlorure de vinyle. En liquéfiant le disque avec de l’acétone, et en le faisant couler sur son enveloppe

d’origine, l’artiste obtient ainsi d’étranges compositions fabriquées par les traces de l’objet qui n’existe plus. Issu d’un

geste qui efface la matière et d’un geste qui inscrit le moment de sa disparition, le dessin dévoile d’étranges paysages

ouvrant l’horizon d’une nouvelle écriture, une écriture à déchiffrer comme une partition de musique.

Pour Samuel Aligand qui envisage l’espace d’exposition comme un espace sonore, l’œuvre plastique doit être pensée

de façon musicale même si elle est silencieuse. Ce qui est important, c’est la résonance qui émane de ces œuvres, c’est

la vibration des couleurs qui résonnent entre elles comme des sons, c’est l’émotion produite par l’ivresse de matière

colorée qui se met à penser par elle-même.

​

Se servant ainsi de la parenté profonde entre la couleur et le son, Samuel Aligand institue une nouvelle harmonie, de

nouvelles règles de lecture nous conduisant, nous, les regardeurs à une véritable philosophie de l’écoute.

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